À la veille des séminaires d’été de l’École occidentale de méditation, je ne résiste pas à la joie de vous dire quelques mots du Semeur de Van Gogh, qui nous est venu d’Amsterdam au Musée d’Orsay pendant plusieurs mois.
Un séminaire, c’est au sens propre du mot, que l’on doit arracher à la connotation un peu snob que notre monde a fini par lui imprimer, un lieu où l’on sème quelque chose, autrement dit, où l’on confie la semence à des forces qui ne nous appartiennent pas, et sans assurance que leur pouvoir l’amènera à éclosion.
Tel est, dans son humble sainteté Le semeur de Van Gogh. Dos au soleil couchant et auréolé de sa lumière, il jette de sa grosse main droite, agrandie de la générosité de son geste ample, les germes qu’il remet à la terre, qui œuvrera ensuite pour lui. C’est le soir, le champ qu’il ensemence est brun, et celui qu’il avoisine est bleu, presque violet, le ciel est vert comme la vie, et un arbre, à peine déjà agrémenté de quelques feuilles ou de quelques fleurs, laisse échapper une fine brindille, qui semble se nourrir de la lumière du soleil rayonnant qui inonde le tableau. La brindille semble sertie dans le soleil et s’en abreuver comme à une source. L’arbre sépare en deux parties inégales le tableau, et à droite du tronc, on voit, ou plutôt on devine, au loin, toutes petites, des maisons qui doivent héberger d’autres hommes et desquelles, peut-être, est venu le semeur.
Ensemençant le champ, le paysan œuvre pour d’autres dont on aperçoit la présence dans la vaste campagne. Le visage du semeur n’est pas identifiable sous sa casquette de paysan, et il est tourné vers sa main. Il est davantage main que visage, tout entier absorbé par sa mission essentielle de cultivateur : L’homme nourricier confie les graines du pain à venir à la terre nourricière. La lumière est radieuse avant que la terre ne s’abandonne à la nuit. On ne voit pas les pieds du semeur, mais on sait qu’il avance, penché en avant, tenant de la main gauche le sac d’où il tire le grain, et de la droite le lançant à la volée de telle façon qu’on en perçoit la trace, un moment dessinée dans la lumière du soir. Le grain est confié à l’obscur de la terre, et bientôt, à l’obscur de la nuit.
Ce tableau fait partie de ceux qui disent en toute simplicité, la vérité de l’habitation de la terre par l’homme. Bien sûr, on objectera que tous les hommes ne sont pas paysans, et que de plus, ceux qui le sont encore ne le sont plus de cette manière. Aujourd’hui, de grosses machines ensemencent des milliers d’hectares en quelques heures, et les terres sont bien souvent inondées d’engrais destinés à ce que les récoltent soient plus prolifiques : comme à nous, on en demande toujours plus à la terre. À strictement parler, il n’y a plus de semeur.
Pourtant, ce n’est pas un plaisir nostalgique qui nous touche et nous concerne à travers ce tableau. Évidemment, quelque chose nous étreint le cœur du fait que, même si l’on soupçonne la dureté du travail de la terre, on devine que quelque chose du sens de l’habitation pourrait bien, désormais, être perdu : la capacité de s’en remettre à la terre, mais aussi à quoi que ce soit d’autre qu’à soi-même.
Or, si ce tableau me touche, c’est qu’il me parle de cette aptitude à faire tout ce qu’on a à faire, mais pas davantage, à voir que nous sommes portés, que les fruits de notre travail ne dépendent plus de nous, après que nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, lequel pouvoir se limite bien souvent à lâcher, comme le semeur, des grains d’espérance qui viendront peut-être à éclosion sans autre intervention de notre part. Après ce travail, les choses travaillent sans nous. Ce tableau nous parle de la possibilité de ne pas tout vérifier ! Ou plutôt de la possibilité de ne pas chercher à tout vérifier, puisque nous nous épuisons fatalement en vain, lorsque nous entreprenons de vérifier les conséquences de nos actions.
Le semeur ne se retourne pas. Il avance et laisse derrière lui la terre œuvrer pour lui. Mais pas seulement, ni même principalement pour lui. Il y a dans son geste toute l’incertitude de l’espérance. Sans doute ce semeur marche-t-il comme Van Gogh qui continua à avancer sans la moindre assurance (lui qui ne vendit qu’un seul tableau !) non pas du « succès », car si cela avait été son « objectif », il aurait choisi une manière de peindre plus conventionnelle, mais tout simplement de la destination de ses propres recherches. Car il partit à l’aventure sans la moindre assurance d’une quelconque reconnaissance, et sans savoir où le mènerait son expérience.
Pourtant, il ne faut surtout pas réduire Le semeur à l’expression plaintive d’un poète qui se sentirait maudit, même s’il fit aussi cette expérience-là. Non, le tableau n’est pas plaintif, il est somptueux ! Somptueux comme l’action juste qui avance sans se retourner pour vérifier l’effet qu’elle produit.
Bref, vous l’aurez compris, le tableau de Van Gogh nous parle de ce à quoi nous convie la méditation, mais aussi probablement le bouddhisme ! N’oublions pas d’ailleurs que Van Gogh fut un grand admirateur de la peinture japonaise. Dans Le semeur, cette influence-là n’est pas absente. Le Bouddha prenait la terre à témoin et la méditation nous invite à nous poser, entre ciel et terre, à ne rien faire et, ce faisant, à retrouver le sens de l’acte juste.
Puisse Van Gogh, à la veille de cet été riche en séminaires divers, nous guider sur la voie d’espérance, c’est-à-dire d’incertitude, qui seule peut ouvrir des possibles insoupçonnables par avance. Retrouvons nous cet été, sans nous demander ce qui pourra bien advenir de nos rencontres ! L’existence de ces rencontres est déjà en elle-même un fruit inestimable et qui aurait été inimaginable voici quelques années.
Danielle Moyse
Chennevières
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