S’il
est un artiste qui ne semble pas incarner l’invitation de Fabrice Midal à
« se foutre la paix », c’est Auguste Rodin. Comment cet homme, qui
ramenait tout à la question du travail, ne serait-il pas considéré comme
l’antithèse de ce que propose Fabrice Midal dans son dernier livre et ses
derniers séminaires ? Lorsqu’il guide des séances de méditation dans
l’éclairage de son étonnante proposition, il commence en effet par cette phrase
inactuelle : « Ne faites rien ! Absolument rien ! »
Or, Rainer Maria Rilke, qui fut son
secrétaire, témoigne du fait que Rodin saluait systématiquement tous ses
visiteurs par la question suivante : « Avez-vous bien
travaillé ? » « Car si l’on peut répondre oui à cette question,
il n’y en a point d’autre à poser et l’on peut être rassuré : quiconque
travaille est heureux » (R.-M. Rilke, « Auguste Rodin », Œuvres, I, Paris, Seuil). Par
conséquent, rien de moins étranger, semble-t-il, à Rodin, que le désir de
« se foutre la paix » ! D’un côté l’univers méditatif de Fabrice
Midal, de l’autre, le monde tout de volonté arc-boutée, de Rodin. C’est du
moins ce qu’une entente et une observation superficielles des indications du
philosophe et de la création de l’artiste peuvent, à la faveur d’une profonde
mécompréhension de l’un et de l’autre, laisser croire !
Aussi surprenant que cela puisse
paraître, Auguste Rodin illustre en réalité de façon parfaite et spectaculaire
ce dont parle Fabrice Midal. Le phénomène est d’autant plus intéressant qu’il
est propre à lever bon nombre de malentendus concernant le sens de sa
proposition.
« Se foutre la paix n’est pas démissionner », précise
Fabrice, pour commencer l’annexe qu’il a jugé bon d’ajouter à la nouvelle
édition du livre d’abord paru en janvier 2017. « Ce n’est pas cesser de
s’engager, de créer, de fournir des efforts. La confusion existe, je le sais.
Elle est le fruit d’un aveuglement chevillé à la pensée occidentale : nous
nous persuadons que nous ne devons surtout pas nous foutre la paix, sous peine
de sombrer dans la passivité ou l’attentisme. Grave erreur ! » (F.
Midal, Foutez-vous la paix !
Flammarion).
En effet, je soutiens ici que c’est parce que Rodin
possédait une disposition réelle à se foutre la paix, qu’il pouvait manifester
pareille ardeur au travail !
Il est vrai qu’une telle affirmation est d’autant moins
évidente que Rilke notait encore que le sculpteur disposait « de réserves
de forces incroyables », et que c’est à partir de cette ressource qu’il pouvait
penser : « Quiconque travaille est heureux ». De là à en déduire
que cette puissance excluait toute passivité, il n’y qu’un pas, et il suffit
d’en faire un tout petit supplémentaire, pour juger que Rodin vivait dans un
univers éloigné de la méditation, comme de l’intention de se « foutre la
paix » ! D’autant que la suite du témoignage de Rilke peut encore
renforcer cette impression : « Pour la nature simple et régulière de
Rodin », écrit le poète, ramener toutes les dimensions de l’existence au
travail était non seulement possible, mais nécessaire à son génie. Lequel lui
permit ainsi de « se rendre maître du monde » ! Le contraste
entre un philosophe qui revendique une forme de « droit à la paresse »,
comme le fit par provocation Paul Lafargue à la fin du XIXème siècle, et ce
forçat de travail, qui produisit une œuvre monumentale, semble donc à son
comble ! D’un côté le monde de ceux qui se la coulent douce, comme on dit
familièrement, et de l’autre celui des travailleurs infatigables !
Pourtant, « se foutre la paix »
n’est pas « se la couler douce ». La confusion nous empêche de
comprendre la proposition de Fabrice Midal et le génie de Rodin.
Heureusement, Rilke nous donne une
indication précieuse : « travailler pour Rodin, c’est travailler
comme la nature travaille et non comme l’homme ». En d’autres termes, Rodin
travaillait comme le fait inévitablement le bois, ou comme mûrit le fruit, sans qu’ils aient
aucunement « choisi » de le « faire ». De même, Rodin ne
pouvait pas, ne pas travailler. Rilke écrit que « telle était sa
destinée ». Il ne se rendit donc « maître du monde » qu’en se
mettant, sans résistance, à l’écoute de la poussée irrépressible qui fit
jaillir de ses mains d’innombrables sculptures ou dessins. C’est en cela
seulement que le travail pouvait être une joie sans partage, un pur mouvement d’abandonnement
à l’inspiration qui l’habitait. Il ne se rendit pas maître du monde par une
volonté impériale, mais par l’aptitude à répondre à la vision qui s’imposait et
lui permettait de passer, suivant ses propres termes, de la surface des choses
à leur profondeur.
Sans doute penserez-vous, à la
lecture des mots qui précèdent, que j’exagère ! Et que pareille puissance
créatrice ne peut en réalité qu’être soutenue par une volonté de fer. Je
réponds que la volonté n’a d’efficience qu’à la condition de s’ouvrir à plus
haut que soi, et que, dans ce cas, on ne peut plus tout à fait parler de
« volonté », du moins si l’on désigne par là, la décision d’une
subjectivité omni-règnante.
En allant voir les diverses expositions qui sont consacrées
en ce moment à Rodin à l’occasion du centenaire de sa mort, j’ai eu la
confirmation de cette intuition : au Grand Palais, on est évidemment saisi
par la puissance des statues ou des dessins de l’artiste et l’on se demande
d’où elle tire son origine, jusqu’au moment où l’on reste interloqué par une de
ses paroles, que les commissaires de l’exposition ont opportunément reproduites
en lettres capitales, sur un des murs d’une des dernières salles. Voici ce que
dit Rodin :
« La force de mes
dessins vient de ce que je n’y ai décidé de rien. Entre la nature et le papier,
j’ai supprimé le talent. Je ne raisonne pas, je me laisse faire. »
« Je me laisse faire », c’est-à-dire,
« je me fous la paix », et mon activité est d’autant efficace qu’elle
est moins volontaire. C’est alors que le travail peut devenir jubilation
permanente, aptitude à se mettre au
service de ce qui se donne et dont on n’est plus que l’humble instrument, ou
mieux : la voie d’accomplissement !
La main de Dieu qu’on
peut voir également, comme à l’accoutumée, dans la maison de Rodin, dit bien
quelque chose de ce sens là de la création : C’est au fond une méditation
sur la création, qu’elle soit divine ou artistique. On y voit un couple,
probablement Adam et Eve, dans la puissante main de leur « créateur ».
Mais cette main n’est pas entièrement dégagée de la matière de laquelle elle
émerge : le « fiat » divin surgit de cette matière qui le
précède. Comme nous savons que Rodin présentait sciemment des statues,
apparemment inachevées, comme des œuvres accomplies, nous pouvons en inférer
que La main de Dieu, impressionnante
en l’état, est finie. La main de Dieu se laisse donc porter par le mouvement d’une
apparition qui, au fond, lui échappe. La création divine est simplement l’ouverture d’une main, elle même surgie
de la matière. Quelque chose la soutient qui la rend possible. Elle n’est pas
« ex-nihilo », comme dirait la théologie. Dieu n’est pas tout
puissant. « Dieu » lui-même peut-être « se laisse-t-il
faire » ! Peut-être que ce nous appelons si maladroitement
« Dieu » n’est autre que le nom de l’impulsion de ce mouvement
irrépressible d’éclosion, par lequel les choses viennent à être…
En créant, Rodin ne « fait » rien
d’autre que se relier à cette impulsion. J’ignore si l’on peut lui supposer des
pratiques méditatives. Probablement n’est-ce pas le cas. Mais si cet homme pouvait
« faire » autant, c’est parce qu’il avait l’aptitude à « se
laisser faire », c’est-à-dire à renoncer à ce que tout vienne de lui, à se
laisser porter, à se relier à cette source jaillissante qui nous rend d’autant
plus actifs que nous n’en sommes pas les auteurs. Quelque chose à travers lui
se faisait qui n’aurait pu apparaître et le guider s’il avait voulu le
maîtriser.
Aussi, quand Rilke dit de lui qu’il se rendit « maître
du monde », encore faut-il bien comprendre que ce dont il parle n’a rien à
voir avec la « maîtrise » que met par exemple en scène Charlie Chaplin,
lorsqu’il nous montre son « dictateur » jouant avec le globeterrestre, dont il veut faire son jouet. Non, en fait de maîtrise, cette
volonté de contrôle détruit tout. La maîtrise, réelle mais limitée, dont fait
preuve Rodin est pur accueil de ce qui se donne. C’est, effectivement, d’autant
plus une maîtrise, qu’elle se laisse faire, et qu’elle peut donc
participer à la monstration de la vérité des choses. Le beau pour Rodin, c’est
en effet, la vérité du phénomène ou de la personne peinte ou sculptée. Il le
dit, le proclame, laisse la force de cette association entre vérité et beauté, en
testament à ses successeurs (A. Rodin, L’art,
Grasset).
Or, on ne décide pas de la vérité d’une chose, on la
dévoile. Pour cela, il faut se laisser faire, savoir se poser à l’endroit même
où l’on « se fout la paix » ! Se foutre la paix, ce n’est pas
être condamné à ne rien faire, c’est retrouver, Rodin en est la preuve, le sens
de l’action juste, et même, de la puissance de l‘action. « Foutez-vous la
paix » comme Rodin en fut capable, pour retrouver ce que vous avez à
faire ! Pour faire, commencez par ne rien faire, par ne faire,
« absolument » rien !
Danielle Moyse
Chennevières